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mardi 15 février 2022

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Paradis - 11-33

LE PARADIS

CHANT XI.

Ô désirs insensés des mortels, combien sont défectueux les syllogismes qui font abaisser vos ailes vers la terre!

Les uns s'en allaient au droit, les autres aux aphorismes. Ceux-ci exerçaient leur sacerdoce, ceux-là régnaient par l'osce (?) et par sophisme. D'autres volaient, d'autres suivaient les affaires publiques, d'autres s'épuisaient aux débauches de la chair, d'autres enfin s'abandonnaient à l'oisiveté alors que moi, libre de toutes ces choses, je m'étais élevé au ciel avec Béalrix au milieu de tant de gloire.

Quand chacun de ces esprits fut revenu au point du cercle qu'il occupait auparavant, il s'arrêta comme un cierge sur son candélabre et je sentis au fond de cette lumière qui m'avait parlé d'abord et qui devint plus pure en souriant, une voix qui disait: — Ainsi que je m'allume aux rayons de la lumière éternelle, ainsi en regardant tes pensées en elle j'en découvre les causes. Tu as des doutes et tu désires que ma parole s'exprime en un langage si net et si ouvert, que j'abaisse au niveau de ton intelligence ce passage où j'ai dit: — le chemin où l'on propre (?) et celui où j'ai dit: — il ne s'en éleva jamais un second. Il s'agit de bien distinguer ici.

            La Providence qui gouverne le monde avec cette pensée où tout regard créé est vaincu avant d'en avoir sondé la profondeur, pour faire parvenir jusqu'à son bien-aimé, plus confiante et plus fidèle, l'épouse de celui qui, en poussant un cri vers les cieux, l'épousa avec son sang béni, destina en sa faveur deux chefs pour lui servir de guides. L'un fut un séraphin par son amour, l'autre par sa science eut sur la terre une splendeur de chérubin. Je parlerai de l'un, parce que parler de l'un, quel que soit celui qu'on prenne, c'est parler de tous les deux, car leurs œuvres tendirent au même but.

                        Entre Tupino et la rivière qui s'écoule de la colline choisie par le bienheureux Ubaldo, descend d'une haute montagne une côte fertile à l'endroit d'où Pérouse reçoit le froid et le chaud par la porte du soleil. Et sur l'autre revers pleurent sous un joug pesant, Nocera et Gualdo.

                        Au point où cette côte adoucit sa pente naquit au monde un soleil, comme celui-ci sort du Gange. Et que ceux nui veulent parler de ce lieu ne l'appellent point Assises (1), car ce nom ne dirait pas assez, mais il faudrait l'appeler Orient. Il n'était pas encore très-loin de son lever, lors qu'il commença à faire sentir à la terre quelques bienfaits de sa grande vertu. Car, tout jeune, il résista à son père pour l'amour de cette femme à laquelle comme à la mort, nul n'ouvre la porte avec plaisir. Et devant sa cour spirituelle et coram paire (2) il s'unit à elle et puis de jour en jour il l'aima plus vivement. Elle, veuve de son premier mari pendant mille et cent ans et plus, délaissée et obscure avait attendu jusqu'à celui-ci sans être recherchée de personne.

                        Il ne lui servit de rien qu'on eût dit d'elle, que celui qui avait fait trembler le monde au son de sa voix, l'avait trouvée sans peur avec Amydas (3). Et il ne lui servit de rien d'avoir été si fidèle et si hardie que lorsque Marie resta au pied de la croix elle y monta avec le Christ. Mais afin que je ne continue pas avec trop de mystère, François et la Pauvreté sont les deux amants qu'il faut reconnaître dans mes paroles diffuses. Leur concorde et leurs joyeux visages, leur amour, leur admiration et leurs doux regards, étaient la cause de saintes pensées. Aussi le vénérable Bernard (4) se déchaussa le premier pour courir après tant de paix et même en courant il lui sembla qu'il n'allait pas assez vite. Ô richesse ignorée, Ô bien véritable!

Egidius et Sylvestre se déchaussent pour suivre l'époux tant l'épouse leur plaît. Puis ce père et ce maître s'en va avec elle et avec cette famille que ceignait déjà l'humble cordon. Et aucune faiblesse d'âme ne lui fit baisser le regard quoiqu'il fût fils de Pierre Bernardone, et qu'il parût vivre dans le dédain. Mais il exposa royalement sa règle austère à Innocent et il obtint de lui la première consécration de son ordre. Lorsque la pauvre famille s'accrut après lui dont la vie admirable devrait être chantée au milieu de la gloire du ciel, la sainte volonté de cet archimandrite reçut une seconde couronne du Saint-Esprit par les mains d'Honorius. Et lorsque par la soif du martyre, il annonça en présence du superbe soudan, le Christ et les autres qui le suivirent, comme il trouva les peuples encore trop rebelles à la conversion, pour ne pas rester oisif, il revint cueillir le fruit de ce qu'il avait semé en Italie. Dans un âpre rocher entre le Tibre et l'Arno, il reçut du Christ les derniers stigmates que ses membres portèrent deux années. Quand il plut à celui, qui l'avait choisi pour un si grand bien de l'appeler à la récompense dont il s'était rendu digne par son humilité, il recommanda à ses frères, comme à des héritiers légitimes, la femme qu'il avait tant chérie et leur ordonna de l'aimer fidèlement. Et son âme sainte voulut se détacher du sein de la pauvreté pour revenir dans son royaume et elle ne demanda pas d'autre bière pour son corps.

Pense maintenant quel fut celui qu'on jugea digne d'être son compagnon pour aider Pierre à conduire sa barque sur la haute mer, droit à son but. Et ce fut là notre patriarche. Aussi peut-tu voir que ceux qui font ce qu'il ordonne se chargent de bonne marchandise.

            Mais son troupeau est devenu si avide d'une nourriture nouvelle qu'il doit naturellement se répandre par divers pâturages et plus ses brebis vagabondes s'éloignent de lui, plus elles reviennent au bercail les mamelles vides.

            Il y en a bien de celles qui craignent le danger et qui se pressent contre le pasteur, mais ces moines sont si rare qu'il faut peu de drap pour faire leurs frocs. Or, si mes paroles ne sont pas obscures, si ton attention a été soutenue, si tu te souviens de ce que j'ai dit, ton désir doit être à moitié satisfait car tu auras vu l'endroit où la plante s'ébranche (5) et la restriction que j'ai exprimée par ces mots: — Où l'on prospère si l'on ne s'égare pas (?).

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Paradis - 10-33

LE PARADIS

CHANT X.

En regardant son fils avec l'amour qui procède éternellement de l'un et de l'autre, la première et ineffable puissance fit avec tant d'ordre ce qu'embrassent notre intelligence et nos yeux que tous ceux qui contemplent son œuvre ne peuvent s'empêcher de l'admirer. Lève donc, lecteur, tes yeux avec moi vers les hautes sphères à cet endroit où deux mouvements s'entrechoquent. Et là, commence à contempler l'oeuvre de ce maître qui l'aime tant en lui-même qu'il ne peut jamais en détourner ses yeux. Vois comme de là se déroule le cercle oblique portant les planètes pour satisfaire au monde qui les appelle.

Si leur route était directe, beaucoup d'influences dans le ciel seraient veines et presque toute puissance sur la terre serait morte. Et si elle s'écartait trop ou trop peu de la ligne droite, l'ordre du monde en serait troublé en haut et en bas.

Maintenant, lecteur, reste sur ton banc en songeant aux choses dont je t'ai donné l'avant-goût si tu veux êlre heureux avant que tu ne te lasses. Je t'ai offert les mets, prends-les toi-même car tous mes soins sont réclamés par cette matière dont je me suis fait l'écrivain. Le plus grand ministre de la nature qui imprime sur le monde la puissance du ciel et qui mesure le temps avec la lumière, tournait avec ce cercle dont j'ai déjà parlé au point où les heures arrivent plus tôt, et j'étais avec lui. Mais je ne m'aperçus pas plus d'y être monté qu'un homme ne soupçonne la première pensée qu'il aura.

Et Béatrix, qu'on voit devenir de plus en plus belle par un changement si rapide qu'on n'en saurait calculer la durée, Béatrix déjà brillante par elle-même, ce qu'elle devint, non par l'effet d'une couleur nouvelle mais par un plus grand éclat dans le soleil ou j'entrai, j'appellerais pour le dire l'esprit, l'art et l'expérience qu'on ne se l'imaginerait jamais.

Mais on peut me croire et se borner à souhaiter de le voir. Et si notre imagination reste au-dessous de tant de hauteur, il ne faut pas qu'on s'en étonne car jamais aucun œil ne dépassa le soleil. Ainsi était cette quatrième famille que le Père suprême rassasie du spectacle éternel de sa trinité. Et Béatrix: — Rends grâces, rends grâces au soleil des anges qui t'a élevé à ce soleil visible par sa bonté.

Jamais le cœur d'un homme ne fut si plein de dévotion et disposé à se rendre à Dieu avec autant d'empressement que je le fus à ces paroles et mon amour tout entier se porta tellement vers lui que Béatrix elle-même en fut oubliée. Elle n'en fut point blessée mais elle en sourit et la splendeur de son regard plein de grâces appela sur divers objets mon attention qu'une seule chose avait absorbée.

Je vis plusieurs clartés vives et triomphantes faire de nous un centre et d'elles une couronne, plus douce à l'oreille qu'éclatante aux yeux. C'est ainsi que nous voyons quelquefois la fille de Latone environnée, lorsque les nuages gardent le cercle que son disque trace dans l'air. Dans la cour du ciel d'où je sors se trouvent plusieurs joyaux si rares et si splendides qu'on ne peut les tirer de ce royaume. Et le chant de ces clartés était un de ceux-là. Celui qui n'a pas d'ailes pour voler là-haut, attendra qu'un muet lui en porte des nouvelles.

Lorsque, en chantant ainsi, ces ardentes lumières eurent tourné trois fois autour de nous comme font autour du pôle immobile les étoiles voisines, elles me parurent comme ces femmes qui n'ont pas cessé de danser mais qui s'arrêtent en silence et qui écoutent jusqu'à ce qu'elles aient entendu les notes nouvelles.

            Et je m'aperçus que l'une d'elles parlait ainsi: — Puisque le rayon de la grâce auquel s'allume l'amour véritable et qui s'accroît par cet amour même, brille en toi avec tant d'éclat, qu'il te conduit en haut par cette échelle que personne ne descend sans la remonter. Celui qui refuserait à ta soif le vin de sa gourde ne serait pas libre autrement que l'eau arrêtée dans sa course vers la mer.

                        Tu veux savoir de quelles fleurs se compose cette guirlande qui entoure en la contemplant cette femme dont tu tires la force de monter jusqu'au ciel. Je suis un des agneaux du saint troupeau mené par Dominique dans le chemin où l'on prospère si l'on ne s'égare pas (1).

                                    Celui qui est le plus rapproché de ma droite fut mon frère etmon maître. Il est Albert de Cologne et je suis Thomas d'Aquin. Si tu veux apprendre quels sont les autres, suis bien ma parole de ton regard en parcourant la bienheureuse guirlande.

                                                Cet autre rayonnement sort du sourire de Gratien, qui aida l'une et l'autre jurisprudence et gagna la grâce du Paradis.

                                                Celui que tu vois ensuite orner notre cœur est ce Pierre qui, comme la pauvre veuve, offrit son trésor à la sainte Eglise.

                                                La cinquième lumière, qui est la plus brillante parmi nous, brûle d'un tel amour que toute la terre désire en avoir des nouvelles. Dans cette lumière est cet esprit sublime où un savoir si profond fut placé, que, si la parole de Dieu est vraie, il ne s'en éleva jamais un second qui ait su tant de choses. Tu vois auprès de lui la lumière de ce flambeau qui, à travers la chair, a le plus pénétré la nature des anges et leur ministère. Dans l'autre petite lumière rit ce défenseur des temps chrétiens dont Augustin consulta les ouvrages.

                                                Maintenant, si tu portes le regard de ton esprit de lumière en lumière en suivant mes éloges, tu dois désirer savoir quelle est la huitième. Dans cette clarté jouit du spectacle du bien suprême l'âme sainte qui dévoile les mensonges du monde aux hommes attentifs à sa voix. Le corps d'où elle a été chassée est enseveli à Cieldauro. Et c'est du martyre et de l'exil qu'elle est venue à cette paix.

                                                Vois flamboyer plus loin les esprits ardents d'Isidore, de Bède et de hichard (?) qui dans ses contemplations fut plus qu'un homme.

                                                Celle-ci dont tu détournes le regard en le portant sur moi, est la lumière d'un esprit auquel ses graves pensées firent trouver la mort trop lente. C'est la clarté éternelle de Séguier. En professant dans la rue du Fouare, il prouva des vérités qui soulevèrent la haine.

Ensuite, comme une horloge qui nous appelle à l'heure où se lève l'épouse de Dieu pour saluer l'époux avec ses chants, afin d'avoir son amour et que deux rouages tournés en sens contraire font tinter avec des notes si douces que l'âme ravie se sent gonfler d'amour. Ainsi je vis la sphère glorieuse tourner et chanter de toutes ses voix avec une harmonie et une douceur qu'on ne peut entendre qu'aux lieux où la joie est éternelle.

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Paradis - 09-33

LE PARADIS

CHANT IX.

Après que ton Charles, belle Clémence eut éclairci mes doutes, il me raconta les trahisons que devait éprouver sa race. Mais il dit: — Tais-toi et laisse couler les années. Aussi ne puis-je rien dire sinon que de justes larmes suivront vos malheurs.Et déjà la vie de cette sainte lumière s'était tournée vers ce soleil qui la remplit comme vers le bien qui suffit à toute chose. Ô âmes déçues, folles et impies qui détournez vos cœurs de ce bien suprême en dirigeant vos désirs vers des vanités !

Et voilà qu'une autre de ces splendeurs s'avança vers moi et elle montrait qu'elle voulait me satisfaire en brillant à mes yeux. Les regards de Béatrix qui étaient fixés sur moi comme auparavant m'assurèrent du précieux assentiment qu'elle donnait à mes désirs.

            — Réponds donc à ma volonté, esprit bienheureux, lui dis-je et prouve-moi que tu peux lire dans mon âme ce que je pense. Et la lumière qui était encore nouvelle pour moi, des profondeurs où elle chantait auparavant, me répondit comme quelqu'un qui est empressé à bien faire: — Dans cette partie de la terre dépravée d'Italie qui est assise entre Rialto et les sources de la Brenta et de la Piava s'élève une colline de médiocre hauteur d'où descendit autrefois une petite flamme qui fit dans le pays un grand ravage. Cette flamme et moi nous eûmes une même origine. Je fus nommée Cunizza (1) et je brille ici parce que je fus éblouie de l'éclat de cette étoile.

                        Mais j'excuse joyeusement en moi-même et sans autre souci, la cause de mon sort ce qui peut-être semblera étrange au vulgaire. Ce joyau rare et précieux de notre ciel qui est le plus rapproché de moi, laissa une grande renommée et avant qu'elle ne meure, ce siècle sera suivi par cinq autres. Vois si l'homme a raison de s'élever par ses mérites afin que sa première vie en laisse une seconde après elle! Telle n'est pas la pensée de cette foule qu'enferme le Tagliamento et l'Adige, et, pour être frappée, elle ne se repent pas encore. Mais il arrivera bientôt que Padoue changera l'eau du marais qui baigne Vicence parce que ses habitantts seront sourds au devoir. Et là où le Sile et le Cagnano se réunissent, un homme gouverne et va la tête haute tandis que se trame le filet qui doit le saisir.

                        Feltre pleurera encore le crime de son pasteur impie et il sera si honteux que jamais pour un pareil on ne sera entre à Malta. Trop grande serait la cuve qui recevrait le sang de Ferrare et trop las celui qui voudrait le peser once à once tant ce prêtre en sera prodigue pour se montrer digne de son parti. Et cette largesse s'accordera bien avec les mœurs du pays. Là haut sont des miroirs que vous appelez Trônes dans lesquels se réfléchit vers nous Dieu qui juge. C'est pour cela que nos paroles nous semblent justes. Alors elle se tut et il me sembla qu'elle était occupée d'autres objets dans la sphère où elle reprit la place qu'elle avait auparavant.

            L'autre splendeur qui m'était déjà connue se fit à mes yeux une chose éclatante comme une fine escarboucle frappée par le soleil. La joie s'exprime dans le ciel par un éclat plus vif comme par le rire sur la terre. Mais dans l'abîme, l'ombre se rembrunit au dehors selon que l'âme est triste. — Dieu voit tout et ta vue le pénètre, repris-je, Ô esprit bienheureux! et aucune de ses volontés ne peut t'échapper. Pourquoi donc ta voix qui réjouit toujours le ciel avec le chant de ces saintes clartés voilées de leurs six ailes, ne satisfait-elle pas mes désirs? Je n'aurais pas attendu ta demande, si je voyais dans tes pensées comme tu vois dans les miennes.

                        — La plus grande vallée, dit alors la voix, dans laquelle se répand l'eau de cette mer qui entoure la terre, s'avance tant contre le cours du soleil, entre deux rivages ennemis, qu'elle transporte le méridien là où d'abord se terminait l'horizon. Je naquis sur l'un de ces rivages, entre l'Èbre et la Macra, qui par un court chemin sépare Gènes de la Toscane. A peu près à égale distance, entre les points où le soleil se lève et où il se couche, sont situées Bougie et la terre où je suis né qui a jadis échauffé avec son sang les eaux de son port. Je fus appelé Foulque (2) par les hommes qui connurent mon nom et ce ciel est pénétré de ma lumière, comme je le fus de la sienne. Car la fille de Bélus, qui outragea la mémoire de Sichée et de Créuse ne brûla pas de feux plus ardents que moi tant que l'âge me le permit, ni cette Rhodopée qui fut trompée par Démophoon, ni Alcide quand il eut Iole dans le cœur. Néanmoins on ne se repent pas ici, mais on y est heureux non de ses fautes dont le souvenir est effacé, mais de la vertu divine qui ordonne et qui pourvoit. On y contemple cet art qui opère de si grands effet et l'on y aperçoit ce souverain bien par lequel le monde d'en haut influe sur le monde d'en bas.

                        Mais afin que tu partes soulagé de tous les doutes qui te sont nés dans cette sphère, il faut que je continue encore à t'instruire. Tu veux savoir qui est dans cette lumière que tu vois briller auprès de moi comme un rayon de soleil à travers une eau limpide. Or, sache que l'âme heureuse qui est dans cette lumière est Rahab et que, réunie à notre ordre, elle y est placée au premier rang (3). Elle fut reçue dans le ciel où se termine l'ombre que votre monde projette avant toutes les autres âmes qui suivirent le triomphe du Christ. Il fallait bien qu'il la laissât dans quelque ciel comme une palme de la victoire sublime qu'il remporta avec l'une et l'autre de ses mains parce qu'elle favorisa la première gloire de Josué dans la terre sainte dont le pape se souvient si peu. Ta cité, tige de celui qui se révolta le premier contre son Créateur et dont l'envie a fait verser tant de larmes, produit et répand cette fleur maudite qui a fourvoyé les brebis et les agneaux car elle a fait un loup du pasteur. C'est pour cela que l'Évangile et les grands docteurs sont abandonnés et qu'on n'étudie que les décrétales comme on le voit à leurs marges. C'est à cela que sont occupés le pape et les cardinaux et leurs pensées ne vont plus à Nazareth où Gabriel ouvrit ses ailes. Mais le Vatican et les autres parties sacrées de Rome qui ont servi de cimetière à la milice que Pierre commanda seront bientôt délivrées de l'adultère.

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Paradis - 08-33

LE PARADIS

CHANT VIII.

Le monde croyait dans son aveuglement que la belle Cypris répandait le fol amour par ses rayons en tournant dans la troisième sphère. Et c'est pour cela que les peuples antiques dans leur antique erreur, non seulement lui offraient des sacrifices et des prières votives mais encore ils honoraient Dionée et Cupidon, l'une comme la mère, l'autre comme le fils et ils disaient qu'il s'était assis sur les genoux de Didon. Et de celle-là par laquelle je commence ce chant, ils tiraient le nom de cette étoile que le soleil contemple tantôt en la suivant, tantôt en la précédant.

Je ne m'aperçus pas que je montais en elle mais je m'aperçus bien que j'y étais en voyant la femme de mon cœur devenir plus belle. Et comme dans la flamme on voit l'étincelle, et comme dans la voix on distingue la voix, quand l'une est soutenue, et que l'autre va et vient, je vis dans cette lumière d'autres splendeurs qui tournoyaient plus ou moins rapides selon leur vision éternelle. Jamais vents impétueux ne sortirent, visibles ou non, d'un froid nuage, qui n'eussent paru engourdis et lents, auprès de ces lumières accourues vers nous et détachées de la ronde commencée sur la hauteur des Séraphins.

Et derrière celles que je vis les premières, retentissait un hosanna qui m'a toujours laissé depuis le désir de l'entendre. Alors l'une d'elles se rapprocha de nous davantage, et nous dit: — Nous sommes toutes prêtes à te complaire dans ce que nous pouvons pour toi. Nous tournons ici en parcourant le même cercle, d'une même rapidité et d'une même ardeur avec ces moteurs célestes auxquels tu as déjà dit dans le monde: — Foi ch' intendendo il terzo ciel movete (i). Et nous sommes si pleines d'amour, que pour te plaire, un peu de repos ne nous semblera pas moins doux.

Après que mes yeux se furent arrêtés avec respect sur ma Béatrix et qu'elle les eut ravis et rassurés, je me retournai vers la lumière qui venait de s'engager envers moi. Et, qui es-tu? fut la parole que je lui adressai empreinte d'une grande affection.

Ô comme je la vis devenir plus brillante et plus belle par la nouvelle joie dont sa joie s'accrut, quand je lui parlai. Devenue ainsi, elle me dit: — Le monde ne me posséda que peu de temps et si j'y étais restée davantage, beaucoup de malheurs seront qui n'auraient pas été. La joie qui rayonne autour de moi et qui me voile, me tient cachée à tes regards, comme l'animal enveloppé de sa soie. Tu m'as beaucoup aimée, et tu savais bien pourquoi car si j'avais demeuré plus longtemps sur la terre, je t'aurais montré de mon amour autre chose que les feuilles. Cette rive gauche que baigne le Rhône après qu'il s'est mêlé à la Sorgue m'attendait un jour pour seigneur ainsi que cette pointe de l'Ausonie qui a pour limites Bari, Gaète et Catona, et d'où le Tronto et le Verde se dégorgent dans la mer. Déjà resplendissait sur mon front la couronne de cette terre qu'arrose le Danube après qu'il a quitté les rives allemandes.

Et la belle Sicile, qui s'assombrit entre Pachino et Péloro, sur le golfe que l'Eurus agite le plus, non point à cause de Typhée, mais à cause du soufre que la terre exhale, aurait encore attendu ses rois nés par moi de Charles et de Rodolphe, si la mauvaise domination qui révolte toujours les peuples soumis, n'avait pas excité Palerme à crier: « Qu'ils meurent, qu'ils meurent ». Et si mon frère était prévoyant, il fuirait déjà l'avare indigence de la Catalogne pour ne pas en être la victime. En vérité, il devrait songer par lui ou par d'autres de ne pas ajouter un fardeau de plus à sa barque déjà chargée. Sa nature de libérale devenue avare aurait besoin que ceux qui l'entourent eussent d'autre souci que d'emplir leurs coffres (2).

— Comme je crois que la joie profonde dont ta parole m'emplit, Ô mon seigneur! tu la vois comme moi-même en celui qui est la fin et le commencement de tout bien, je la chéris davantage et il m'est doux également de songer que tu l'aperçois en reposant tes regards sur Dieu.

Tu m'as rendu heureux et ainsi éclaire-moi, puisque tes paroles m'ont conduit à douter comment quelque chose d'amer pouvait sortir d'une semence douce. Je lui parlai ainsi et il me répondit: — Si je peux te montrer une vérité, tu tourneras les yeux vers ce que tu demandes comme tu les en détournes maintenant.

Le souverain bien qui produit le mouvement et la joie de ce royaume que tu gravis fait de sa providence le moteur de ces grands corps. Et non seulement du sein de sa pensée qui a toute perfection, il veille sur les êtres mais il veille encore sur leur salut car tout ce que lance cet arc tombe dirigé vers une fin marquée d'avance, comme la flèche poussée vers son but. Si cela n'était pas ainsi, le ciel que tu parcours produirait des effets qui ne seraient pas des œuvres, mais des ruines et cela ne peut pas être. Si les intelligences qui font mouvoir ces étoiles ne sont pas défectueuses, ainsi que le serait l'intelligence première, qui les aurait créées imparfaites. Veux-tu encore que je t'éclaircisse cette vérité?

Et moi: — Non, répondis-je, car il me semble impossible que la nature manque jamais dans ce qui est nécessaire. Et l'âme ajouta: — Or réponds-moi, vaudrait-il moins pour l'homme sur la terre, qu'il ne fût pas citoyen? — Oui, répondis-je, et je n'en demande pas de raison. — Et peut-il l'être, si les hommes ne sont pas placés diversement en diverses professions? Non, si votre maître a dit juste en ce qu'il écrit.

Elle arriva ici par ses déductions, puis elle conclut: Donc il faut qu'à vos effets divers il y ait des causes diverses. C'est pour cela que l'un naît Solon,  et l'autre Xerxès, l'un Melchisédech, et l'autre celui qui perdit son fils comme il volait dans l'air. La nature des sphères qui empreint la cire du monde fait bien son œuvre, mais ne distingue pas un endroit d'un autre. De là, il arrive qu'Esau se sépare en naissant de Jacob, et que Quirinus naît d'un père si vil, qu'on le suppose fils de Mars. La nature qui engendre suivrait toujours la même voie que la nature qui est engendrée, si la providence divine ne triomphait pas. Tu vois maintenant ce que tu ne voyais pas d'abord. Mais afin que tu saches que je me plais avec toi. je veux que tu emportes encore un corollaire.

La nature échoue toujours si la fortune lui est contraire, comme toute semence jetée hors de son terrain. Et si le monde observait les fondements que la nature pose, en s'appuyant sur eux, il aurait des hommes meilleurs. Mais vous tournez à la religion celui qui était né pour ceindre l'épée et vous faites un roi de qui devait être prédicateur. C'est ainsi que vous marchez hors du chemin.

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Paradis - 07-33

LE PARADIS

CHANT VII.

— Hosanna sanctus Deus Sabaoth, — superillustrans claritale tua — felices ignes horum rnalahoth (t). Ainsi, en se tournant vers sa sphère, me semblait chanter cette âme sur laquelle brille une double lumière. Et elle et les autres commencèrent leur danse et comme des étincelles rapides se voilèrent tout à coup à mes yeux dans le lointain.

Je doutais et je disais en moi-même: — Parle, parle donc à la femme de ton cœur qui désaltère ta soif à la source de ses douces paroles. Mais le respect qui s'empare de moi pour Béatrix m'inclinait comme un homme près de s'endormir.

Elle ne me laissa pas longtemps ainsi et elle me dit en m'éblouissant d'un sourire qui aurait fait heureux un homme dans le feu: — Selon ce que j'aperçois par ma vue infaillible, tu te demandes en toi-même comment une juste vengeance pût être punie justement. Mais je délivrerai bientôt ton esprit et toi, écoute, parce que mes paroles vont te révéler une grande vérité.

            Pour n'avoir pas souffert un frein salutaire à sa volonté, l'homme qui ne naquit pas, en se damnant, damna toute sa race. Et c'est pour cela que l'espèce humaine infirme resta pendant plusieurs siècles dans une grande erreur jusqu'à ce qu'il plut au Verbe de Dieu de descendre sur la terre où il unit en sa personne, par le seul acte de son éternel amour, la nature qui s'était éloignée de son Créateur.

            Maintenant prête ton attention à ce que je vais dire. Cette nature unie ainsi à son Créateur, telle qu'elle fut créée était sincère et bonne. Mais par sa faute elle fut chassée du Paradis parce qu'elle se détourna du chemin de la vérité et de la vie. Or cette peine que la croix fit souffrir, si on la rapporte à la nature que le Verbe avait prise, il ne s'en appliqua jamais de plus juste. Et jamais plus grande injustice ne se commit si l'on considère la personne qui souffrit et qui avait revêtu cette nature. Ainsi de la même cause sortirent des effets divers car la même mort plut à Dieu et aux Juifs et fit trembler la terre et ouvrir le ciel. Tu ne dois donc plus trouver étrange désormais qu'on dise qu'une juste vengeance fut punie plus tard par un tribunal équitable.

            Mais je vois ton esprit, de pensée en pensée, serré dans un nœud dont il désire avidement qu'on le délivre. Tu dis: — Je comprends bien ce que j'entends mais je ne conçois pas pourquoi Dieu voulut opérer notre rédemption seulement de cette manière? Ce décret, ô mon frère, est impénétrable aux yeux de tous ceux dont l'esprit n'a pas grandi dans les flammes de l'amour divin. Et comme il est vrai que plus on regarde à ce mystère et moins on le pénètre, je vais te dire pourquoi un pareil mode fut choisi comme le plus digne.

            La divine bonté qui éloigne d'elle toute rancune, en brûlant elle-même, étincelle et répand tout autour les éternelles beautés. Les créatures qui proviennent d'elle sans intermédiaire n'ont pas de fin parce que l'empreinte qu'elle trace ne s'efface jamais. Les créatures qui découlent d'elle sans intermédiaire sont toutes libres parce qu'elles ne sont pas soumises à l'action des choses nouvelles. Plus ces créatures lui sont conformes, plus elles lui plaisent. Car l'ardeur sainte rayonnant sur toute chose est plus éclatante dans celle qui lui ressemble le plus. La nature humaine s'enrichit de tous ces avantages et si l'un d'eux lui manque, elle déchoit nécessairement de sa noblesse.

            Le péché seul la rend esclave et lui ôte sa ressemblance avec le bien suprême parce qu'elle ne réfléchit plus qu'une faible partie de ses rayons. Et jamais elle ne rentre dans sa dignité, si elle ne remplit le vide de sa faute, et n'efface par de justes peines de coupables désirs. Votre nature, lorsqu'elle' pécha tout entière dans son germe, fut chassée de son rang comme du Paradis. Et elle ne pouvait se racheter, si tu y réfléchis attentivement, en suivant aucune voie,que par un de ces moyens ou que Dieu par sa bonté eût pardonné ou que l'homme par lui-même eût expié sa folie.

            Plonge maintenant le regard dans l'abîme de l'éternelle pensée et tant que tu le pourras sois vivement attentif à ma parole. L'homme ne pouvait jamais satisfaire dans les limites de sa nature parce qu'il ne pouvait pas autant s'abaisser par son obéissance qu'il avait prétendu s'élever par sa révolte. Et c'est par cette raison que l'homme ne put satisfaire lui-même. Donc il fallait que Dieu ramenât l'homme à la plénitude de sa vie par ses propres moyens et je dis avec l'un de ces moyens, ou avec tous les deux.

Mais comme l'œuvre est d'autant plus chère à son auteur qu'elle représente davantage la bonté du cœur d'où elle sort, la divine bonté, dont le monde entier porte l'empreinte, fut heureuse de procéder par toutes ses voies à votre réhabilitation. Depuis le premier jour jusqu'à la dernière nuit, jamais œuvre plus magnifique et plus sublime ne s'exécuta et ne s'exécutera par l'un ou par l'autre moyen. Et Dieu fut plus généreux en se donnant lui-même pour que l'homme pût se relever que s'il avait seulement pardonné.Car tous les autres moyens étaient insuffisants aux yeux de la justice si le Fils de Dieu ne s'était humilié jusqu'à l'incarnation. Maintenant, pour bien satisfaire tes désirs, je reviens sur mes pas et je vais éclaircir quelque point, afin que tu comprennes aussi nettement que moi-même.

            Tu dis: — Je vois l'air, je vois le feu, l'eau et la terre et tous leurs mélanges tomber en corruption et durer peu et cependant ces choses ont été des créatures. Si donc ce que tu as dit était vrai, elles devraient être exemptes de corruption. Les anges, frère et les régions pures dans lesquelles tu te trouves peuvent se dire créés comme ils le sont en effet dans l'intégrité de leur nature mais les éléments que tu as nommés et les choses qui en proviennent reçoivent leur forme d'une puissance créée

             Créée fut aussi la matière dont ils se composent, ainsi que la puissance qui leur donne la forme et qui réside dans ces étoiles qu'on voit tourbillonner autour d'eux. L'âme des brutes et des plantes d'une substance organisée tire des saintes étoiles la lumière et le mouvement. Mais notre vie procède sans intermédiaire de la souveraine bonté qui l'enflamme pour elle d'un amour dont les désirs ne s'éteignent jamais. Et de là tu peux déduire encore votre résurrection si tu considères comment le corps humain fut produit lorsque les premiers parents furent créés tous les deux.

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Paradis - 06-33

LE PARADIS

CHANT VI.

Après que Constantin eut tourné l'aigle contre la route qu'il avait suivie dans le ciel, à la suite de ce chef antique qui enleva Lavinie, pendant cent et cent ans et plus, l'oiseau de Dieu resta à l'extrémité de l'Europe, près des montagnes d'où il était sorti d'abord (l). Et, à l'ombre de ses ailes sacrées, il y gouverna le monde de main en main et en changeant ainsi, vint se poser sur la mienne. Je fus César et je suis Justinien et par la volonté du premier amour que je sens, j'ôtai des lois le superflu et l'inutile.

Et avant que je me fusse appliqué à mon œuvre, je croyais qu'il y avait en Jésus-Christ une nature et non pas deux et je me contentais de cette foi. Mais le bienheureux Agapet qui fut souverain pontife me ramena à la vraie foi avec ses paroles. Je le crus et ce qu'il me disait alors, je le vois clairement aujourd'hui comme tu vois en toute contradiction la proposition fausse et la vraie. Lorsque je marchai avec l'Église, il plut à Dieu de m'inspirer par grâce, ce grand travail et je m'y donnai tout entier. Je confiai les armées à mon nélisaire (?) et la main de Dieu fut à tel point avec lui que ce fut un signe que je devais me reposer.

Maintenant ma réponse s'applique à ta première question mais sa nature m'oblige à la faire suivre de quelques autres paroles afin que tu voies évidemment à quel point se révoltent contre le signe saint et sacré, et ceux qui se l'approprient, et ceux qui le combattent. Vois quelle vertu l'a rendu digne de respect: il commença au moment où Pallas mourut, et lui donna la royauté.

            Tu sais qu'il fil sa demeure dans Albe pendant trois cents ans et plus jusqu'à ce que trois contre trois combattirent pour lui.

            Tu sais ce qu'il fit depuis le rapt des Sabines jusqu'à la douleur de Lucrèce, sous sept rois, en soumettant tout autour les peuples voisins.

            Tu sais ce qu'il fit, porté par les Romains illustres contre Brennus, contre Pyrrhus, contre les autres princes et nations; d'où Torquatus et Quintius, qui dut son nom à sa chevelure négligée, et les Decii et les Fabii tirèrent leur renommée, que je me plais à honorer.

            Il terrassa l'orgueil des Arabes, qui franchirent, à la suite d'Annibal les roches des Alpes dans lesquelles, ô fleuve du Pô ! tu prends ta source.

            Sous lui, Scipion et Pompée triomphèrent, encore jeunes; ce qui parut amer à cette montagne sous laquelle tu es né.

            Puis, à l'approche de ce temps où le ciel voulut donner la paix au monde entier, en vue de ses desseins, César le prit par la volonté de Rome.

            Et ce qu'il fit du Var au Rhin, l'Isère et la Saône le virent, et la Seine le vit aussi, et toutes les vallées qui apportent leurs eaux dans le Rhône.

            Ce qu'il fit après qu'il fut sorti de Ravenne et qu'il eut franchi le Rubicon fut d'un tel essor, que la langue ni la plume ne sauraient le suivre.

Ensuite il poussa les armées vers l'Espagne, puis vers Durazzo, et il frappa Pharsale si bien, que le Nil brûlant en sentit la douleur.

            Il revit Antandre et le Simoïs, d'où il était parti, et le lieu où Hector est couché, et s'élança de nouveau, pour le malheur de Ptolémée.

            De là, il vint comme la foudre sur Juba puis il retourna vers votre occident où il entendait le clairon de Pompée.

            Et pour ce qu'il fit avec celui qui le porta ensuite, Brutus et Cassius aboient dans l'Enfer, et Modène et Pérouse en sont désolées.

            La triste Cléopàtre en pleure encore, elle qui en fuyant devant lui, reçut du serpent une mort subite et terrible.

            Avec celui-ci il courut jusqu'à la mer Bouge, avec celui-ci il donna au monde une si grande paix, que le temple de Janus en fut fermé.

Mais ce que ce signe dont je parle avait fait d'abord, et ce qu'il devait faire ensuite dans ce royaume mortel qui lui était soumis, devient réellement une chose petite et obscure, si l'on considère ce'qu'il fut entre les mains du troisième César, avec un œil clairvoyant et une affection pure. Car la justice vivante qui m'inspire lui accorda, dans les mains de celui dont je parle, la gloire de venger sa justice. Or, admire ce que je te répète.

Il courut ensuite avec Titus tirer vengeance delà vengeance du péché antique. Et lorsque la dent lombarde mordit la sainte Eglise, Charlemagne la secourut en triomphant sous ses ailes.

Maintenant tu peux juger de ceux-là que j'ai accusés plus haut et de leurs fautes qui sont la cause de tous vos malheurs. L'un oppose à ce signe universel les lis d'or et l'autre se l'approprie dans un intérêt de parti, si bien qu'il serait difficile de dire lequel des deux est le plus coupable. Que les Gibelins continuent leurs manœuvres sous un autre signe; car on le suit mal quand on le sépare de la justice ; et que ce Charles nouveau ne l'abatte pas avec ses Guelfes, mais qu'il craigne les serres qui ont arraché la crinière à un plus redoutable lion (2)! Les fils ont souvent pleuré pour la faute des pères et qu'on ne croie pas que Dieu quittera ses armoiries pour prendre le lis.

Cette petite étoile est peuplée d'esprits qui ont été bons et actifs, pour laisser après eux l'honneur et la renommée. Et lorsque les désirs, s'écartant de leur voie, aspirent trop à la gloire, il faut bien que les rayons du véritable amour s'élèvent moins brûlants vers le ciel.

C'est en comparant notre récompense à nos mérites que nous trouvons une partie de notre bonheur parce que nous ne la voyons ni plus petite ni plus grande. Et la justice vivante calme tellement nos cœurs qu'ils ne se peuvent jamais tourner vers aucune méchanceté. Des voix différentes produisent les doux chants. Ainsi les divers degrés de notre vie produisent une douce harmonie au milieu de ces sphères.

Dans cette perle brille la lumière de Romée (3), dont la grande œuvre fut si mal reconnue. Mais les Provençaux qui furent contre lui n'ont pas eu lieu de rire car celui-là chemine mal qui tourne contre lui les bienfaits des autres.

Raymond Béranger eut quatre filles et toutes reines et ce fut l'œuvre de Romée, un humble pèlerin. Et puis, par de louches accusations, il demanda des comptes à ce juste qui lui rendit douze pour dix. Alors il s'en alla pauvre et vieux. Et si le monde savait le cœur qu'il eut en mendiant le pain de sa vie morceau par morceau, lui qui le loue beaucoup, il le louerait bien davantage.

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Paradis - 05-33

LE PARADIS

CHANT V.

— Si je rayonne devant toi, dans l'ardeur de l'amour, au delà de ce qui se voit sur la terre, au point que la force de tes yeux en soit vaincue, ne t'en étonne pas. Cela procède d'une vue parfaite des choses qui les parcourt aussi rapidement qu'elle les a saisies. Je vois bien comment resplendit déjà dans ton intelligence l'éternelle lumière dont la seule vue embrase d'un amour éternel. Et si quelque autre chose vous séduit, ce n'est qu'une trace mal connue de cette lumière qui perce à travers ces objets. Tu veux savoir si par d'autres mérites on peut assez racheter un vœu rompu pour que l'âme soit libre de tout remords.

            Béatrix commença ainsi ce chant et, comme un homme qui n'interrompt pas son discours, elle continua ainsi son saint entretien: — Le plus grand don que Dieu, dans sa sagesse, fit à l'homme en le créant et le plus conforme à sa bonté, et celui qu'il apprécie le plus, ce fut la liberté de la volonté, dont les créatures intelligentes furent et sont toutes et seules douées.

            Or, tu verras si tu tires la conséquence de ceci, quelle est la haute valeur d'un vœu s'il est ainsi fait que Dieu consente, lorsque tu consens toi-même. Car, en arrêtant le pacte entre Dieu et l'homme on immole pour victime ce trésor dont je parle et on l'immole par son propre fait. Or, que peut-on rendre en échange? Si tu crois pouvoir bien employer ce que déjà tu avais offert, tu prétends faire une bonne œuvre d'une chose mal acquise.

            Tu es désormais éclairé sur le point le plus essentiel mais comme la sainte Église donne en cela des dispenses ce qui paraît contraire à la vérité que je t'ai découverte , il convient que tu restes encore un peu à table parce que la lourde nourriture que tu as prise a besoin d'aide pour être digérée. Ouvre ton esprit à ce que je te révèle et garde-le bien au dedans de toi. Car ce n'est pas de la science que d'avoir entendu et de ne pas retenir.

            Deux choses concourent à l'essence de ce sacrifice: l'une est la chose même que l'on sacrifie, l'autre est la convention que l'on fait. Cette dernière ne s'efface jamais si elle n'est pas observée et c'est sur elle qu'il a été parlé plus haut avec tant de précision. C'est pour cela qu'il fut nécessaire aux Hébreux de faire toujours leurs offrandes quoique l'objet en fût changé, comme tu dois le savoir.

            La première, que je t'ai désignée comme la matière du sacrifice, peut bien être telle qu'elle n'amène pas une faute si elle est échangée contre une autre matière. Mais que personne ne change de son plein gré le fardeau de son épaule sans que la clef blanche et la clef jaune aient tourné. Et crois bien que tout changement est insensé si la chose que l'on quitte n'est pas contenue dans la chose que l'on prend, comme le quatre dans le six. Aussi, lorsqu'une chose pèse tant par sa valeur qu'elle fait pencher toute balance, on ne saurait la remplacer par aucune autre. Que les hommes ne traitent pas les vœux légèrement.

            Soyez fidèles et ne soyez pas imprudents à les faire comme le fut Jephté dans sa première offrande. Il aurait mieux valu qu'il dit: « J'ai mal fait » que de faire pire en tenant son vœu et tu peux trouver également insensé celui du grand chef des Grecs par la faute duquel Iphigénie pleura son beau visage et fit verser des larmes aux sages et aux fous qui entendirent parler d'un tel sacrifice (1).

            Chrétiens, soyez plus lents à vous mouvoir, ne soyez pas comme une plume au vent, et ne croyez pas que toute eau vous lave. Vous avez le Vieux et le Nouveau Testament et le pasteur de l'Eglise pour vous guider. Que cela vous suffise pour votre salut. Si les mauvais désirs vous appellent ailleurs, soyez des hommes et non des brebis folles. Et que le Juif ne se rie pas de vous au milieu de vous. Ne faites pas comme l'agneau qui laisse le lait de sa mère et qui, simple et pétulant, lutte contre lui-même pour son plaisir.

            Béatrix me parla ainsi que je l'écris puis elle se tourna, toute désireuse, vers ce côté où le monde est plus éclatant. Son silence et le changement de son visage firent taire mon esprit avide qui avait déjà toutes prêtes de nouvelles questions. Et comme la flèche qui touche au but avant que la corde ait cessé de vibrer, ainsi nous montâmes dans le second royaume. Et je vis ma Béatrix si radieuse quand elle entra dans la lumière de ce ciel que la planète en devint plus brillante. Et si l'étoile se changea et rit que ne fis-je pas, moi, dont la nature est si mobile!

Comme dans un vivier tranquille et pur, les poissons courent au-devant de ce qui vient du dehors, jeté de manière à ce qu'ils croient y trouver leur pâture; je vis bien plus de mille splendeurs qui accouraient vers nous et chacune s'écriait: — Voilà qui va augmenter notre amour. Et comme chacune d'elles s'avançait, on reconnaissait l'âme pleine de joie à l'éclat brillant qui sortait d'elle.

Songe, lecteur, si ce que je commence ici ne continuait pas, quelle curiosité pleine d'angoisses tu aurais d'en savoir la suite. Et tu jugeras par toi-même du désir que j'avais de connaître leur condition aussitôt qu'elles frappèrent ma vue.

— Ô bienheureux, auquel la grâce permet de voir les trônes du triomphe éternel avant d'avoir quitté la milice, la lumière qui se répand dans le ciel nous enflamme, et si tu désires savoir de nous qui nous sommes, tu peux te satisfaire à ton gré. Ainsi me dit l'une de ces âmes pieuses et Béatrix ajouta: — Parle, parle avec confiance et crois-les comme des dieux.

— Je vois bien que tu t'enveloppes dans ta propre lumière et que tu la répands par les yeux puisqu'elle brille lorsque tu souris. Mais je ne sais pas qui tu es, ni pourquoi tu occupes, Ô âme sainte! le degré de la sphère qui se voile aux mortels avec les rayons d'une autre. Ainsi dis-je, tourné vers la lumière qui m'avait parlé d'abord, ce qui la rendit plus lumineuse qu'elle ne l'était auparavant. Comme le soleil qui se cache lui-même sous un éclat trop vif lorsque sa chaleur a usé le voile des vapeurs épaisses, de même, par trop de joie se cacha dans son rayon la figure sainte et comme toute enfermée dans sa lumière, elle me répondit ainsi que le répète le chant suivant.

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